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Yves Schwartz,

« Travail humain et transformation sociale »

Jeudi 6 décembre 2012
18h00 salle des colloques N°2.

Site Saint Charles tram Albert 1er.

Postface à l’édition de 2012

Pourquoi ce projet de réédition d’Expérience et connaissance du travail ?

Le travail n’occupe-t-il pas dans l’opinion et les médias une place qui n’était pas (encore) la sienne à l’époque de la parution, en 1988 ? Le temps n’en a-t-il pas rogné la pertinence ? À l’égard du contenu de l’ouvrage, qu’est-ce que le temps fait à l’affaire ?

L’immersion dans les lieux de travail tels qu’on pouvait alors les rencontrer, la volonté d’être interpellé par les dramatiques des activités industrieuses contemporaines de ces rencontres, à partir desquelles cet ouvrage pensait pouvoir développer une trajectoire philosophique innovante, n’ont-elles pu être affectées par la conjoncture, tout simplement vieillir ? Inévitablement, à cet état du monde du travail correspondaient des débats intellectuels, culturels, politiques marqués par lui.

Nous n’ignorons pas cette objection. Il faut essayer de mesurer les distances que le temps a pu creuser.

Une réédition, vingt-quatre ans après : qu’est-ce que le temps fait à l’affaire ?

On ne trouvera pas, pensons-nous, de rupture, de discontinuité tranchée. Mais la rencontre des milieux industrieux par les hommes et les femmes a dessiné à cette époque des horizons d’expérience, des débats internes à leur agir, dont ceux d’aujourd’hui ne sauraient être la pure duplication.

En 1986[1], le gouvernement taylorien du travail, quoiqu’il fût toujours resté minoritaire dans les organisations industrieuses, perdurait dans certains secteurs stratégiques, comme c’est d’ailleurs vrai encore aujourd’hui à travers le monde. Sa déstabilisation par les événements de 1968 en Europe devait provoquer dans les décennies suivantes diverses tentatives pour gouverner autrement le travail ; mais il restait un passage obligé pour toute interrogation sur le travail humain : jusqu’où et dans quelle mesure le travail s’était-il plié et se pliait-il aux normes de l’organisation scientifique du travail, et que fallait-il conclure des écarts aux normes, si d’aventure ceux-ci étaient mis en évidence ? Question dont l’enjeu philosophique et opérationnel était de nature à dépasser alors largement le seul diagnostic sur l’effectivité réelle, à cette époque, des principes du taylorisme (et de ses variantes).

L’approche « usinière » du travail, ce point d’entrée sur une approche qui se voulait générique de l’activité industrieuse humaine à partir du travail « ouvrier », restait donc prégnante, même si le problème était de ne pas réduire la réflexion à cette forme-là d’usage du génie productif humain.

En même temps, à l’époque, la croissance du « tertiaire », des « services » (expressions passablement fourre-tout, même si indicatrices de vraies convocations à repenser), et l’envahissement des puissances de l’informatique migrant de ce secteur tertiaire à l’industrie, outillant le développement des automatismes, contraignaient précisément à pluraliser, à imaginer des espaces d’expériences industrieuses partiellement inédits.

L’imputation de formes spécifiées de ces expériences à des classes socialement construites à travers la production sociale, la notion de « classe ouvrière » restaient des points de référence, un point d’interrogation pour sonder l’avenir du travail, même si s’engageait alors le processus de la « trituration » de cette dernière, via la mise en œuvre de technologies nouvelles, de restructurations, délocalisations, d’obscurcissements juridiques des relations salariales, via aussi les politiques urbaines destinées à relocaliser les populations travailleuses issues de diverses origines.

Dans un monde encore marqué par l’opposition des blocs, les débats sur l’actualité ou l’actualisation du marxisme conservaient une vive pertinence chez tous ceux pour qui la question d’un travailler autrement pour construire, socialement, politiquement, un vivre autrement, était au cœur de leurs tâches citoyennes.

Vingt-cinq ans après, qui cherche une main secourable pour être guidé vers des trajectoires d’apprentissage sur ce qu’est le travail aujourd’hui devenu, aura bien du mal à trouver satisfaction.

Cette diversification des manières de travailler, de produire, et donc aussi de vivre, s’est poursuivie en profondeur. La forme usinière « classique » a en partie – en partie seulement ! – laissé la place à des formes d’utilisation de moins en moins homogènes de l’intelligence industrieuse humaine. Subsiste largement, s’élargit sur la planète le mode d’usage du travail humain comme marchandise au sein de ce que nous nommerions aujourd’hui les « sociétés marchandes et de droit »[2] ; mais toujours davantage pluralisé, en tout cas dans nos pays, par une variété croissante de formes contractuelles, des vies professionnelles plus hachées, plus incertaines, avec des périodes de précarité, de chômage, une multiplicité de dispositifs et dispositions visant à rendre possible a minima une existence sociale compte tenu d’un monde du travail devenu passablement instable. Dans cet ouvrage, le concept de « projet-héritage» (p. 481) nous a paru renvoyer à une dimension vitale de l’agir au travail. Cela nous paraît aujourd’hui tout aussi vrai, mais on mesure la difficulté ou les modalités nouvelles pour se construire de tels projets-héritages dans des établissements de taille restreinte, morcelés en fonctions ou unités séparées et fréquemment remises en chantier, insérées dans des réseaux d’interactions, mais aussi et surtout de dépendances, que ce soit dans l’industrie, les services (ou la « servuction », combinaison des deux), par de multiples circuits d’information, de transmissions d’ordre, d’évaluation. Gestion des flux numérisés, gestion des flux matériels, cascades de sous-traitance : il en est bien question dans cet ouvrage (voir chapitre 19, p. 655 sq., et chapitre 22), mais la dimension désormais clairement planétaire pour nombre de ces réseaux oblige chacun à un retravail, plus généreux peut-être, parce que tendanciellement plus universaliste, mais néanmoins coûteux, compliqué, de ses projets-héritages, avec les risques inverses de repli, de rétrécissement des valeurs de bien commun.

Il y a donc un problématique retravail différencié de ce concept d’usage de soi, que ce livre proposait, suite à un article dans un ouvrage collectif de 1987[3].

Y voir la dominante corporelle s’y affaiblir au bénéfice d’autres puissances de notre être, sans être totalement erroné, nous paraît beaucoup trop simple : comme nous l’avons récemment rappelé, le corps est toujours omniprésent dans toute activité de travail, même si nous devons moduler les formes de son usage selon les types d’activité. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons, au-delà de ce livre, parlé d’usage d’un corps-soi là où nous y parlions d’usage de soi (sur ce regard rétrospectif, voir « Pourquoi le concept de corps soi ? Corps-soi, activité, expérience », bib. II.102). Par contre, de manière tendancielle certes, il semble bien que ce retravail de ce que l’on peut appeler les « dramatiques » de l’usage du corps-soi soit affecté par les incertitudes sur les dimensions pertinentes, les périmètres politiques, temporels, spatiaux où inscrire nos arbitrages industrieux. Les lieux où peuvent se nouer les dimensions collectives du travail, où se jouent les relations professionnelles, les antagonismes sociaux n’ont plus la relative clarté d’il y a vingt ou trente ans. Pour autant, cela ne signifie en rien qu’il n’y aurait plus de conflits, de frustrations, de lieux de négociations sur « les conditions de travail » entre « partenaires sociaux », mais les lieux, les objets de négociation, de conflits sont instables, et il y a toujours quelque chose de l’ordre de la réinvention pour traiter ce qui est de l’ordre de l’insatisfaction ou des crises au travail. Cela ne signifie pas non plus qu’il n’y ait pas des réinventions heureuses, des objectifs de production, des normes nouvelles pour le travailler ensemble, des linéaments d’alternatives fécondant la pensée du futur[4]. Mais en toute hypothèse, la dimension planétaire s’inscrit désormais plus ou moins dans les débats internes à l’agir industrieux, et avec elle, la question cruciale d’une terre vivable pour les générations à venir. Les renvois mutuels entre attention au microscopique du travail et prégnance des enjeux macroscopiques, qui ont selon nous toujours marqué plus ou moins l’agir industrieux, ont en deux ou trois décennies pris des dimensions nouvelles. En un sens, on peut s’en réjouir, c’est le sens de cette générosité dont on parlait plus haut. Mais pour les usages de soi au travail, il y a comme une sorte de course-poursuite souvent épuisante entre des projets- héritages qui subordonneraient l’usage marchand du travail à un humanisme à construire, que nous avons appelé un humanisme énigmatique, et, au contraire, la subordination de l’activité industrieuse à une puissance calculatrice tout aussi planétaire, celle des bilans et évaluations monétaires.

Un des aspects majeurs de la mondialisation – mais il n’y a, on peut penser, aucune fatalité à ce qu’il soit le seul – est la tendance à déconnecter les stratégies financières, aujourd’hui dominantes, des conditions humaines qui ont rendu possible la création des valeurs économiques qu’elles manipulent. Les résultats, dès lors qu’ils sont uniquement évalués en ratios quantitatifs, ont pour effet aux différents niveaux des organisations de travail d’interposer un rideau cachant les usages de soi, sans lesquels pourtant aucun résultat n’est possible[5].

À cette tendance à n’évaluer le travail que par des évaluations « non humaines » – des chiffres[6], même si ce genre de critère n’a évidemment pas à être exclu –, on doit ajouter ce fait du déplacement de l’activité de travail vers « les services », « l’immatériel », c’est-à-dire en tendance, vers des « projets », des missions, des « métiers » et tâches très difficiles voire impossibles à circonscrire. Si donc l’invisible du travail couplé à des affaiblissements, pour ne pas dire plus, des dimensions collectives du travail, n’a cessé de s’approfondir depuis vingt ou trente ans, on ne pourra s’étonner de cette émergence, non connue ou en tout cas non nommée à l’époque, des « risques psycho-sociaux » du travail. Redisons pour autant qu’il n’y a pas de rupture, conformément à une thèse centrale de cet ouvrage qui défend l’idée d’une dimension générique de l’activité humaine. Mais la thèse était aussi (voir chapitre 16), que le travail était « processeur » de l’histoire : c’est par l’expérience du travail, les « dramatiques du travail », que l’on peut comprendre comment cette dimension générique se prête à l’historicité[7]. Si l’on veut être contemporain de son présent, il faut sans cesse remettre en histoire l’expérience du travail, et, si ce qu’on vient brièvement d’évoquer est pertinent, on mesure combien cette contrainte est impérative.

Si, à l’époque de la parution de L’Homme producteur (1985, voir bib. I.4), nous avons eu le sentiment d’être conduit, voire même contraint de repenser notre métier d’universitaire à l’aune de ce qu’on appelait alors les « mutations technologiques », ou les « mutations du travail », combien aujourd’hui cette exigence s’est approfondie si l’on compare à trente ans d’intervalle les formes de l’usage social de l’activité industrieuse humaine !

Un vrai rééquilibrage, en deux moments couplés

Autant il nous paraît nécessaire de s’instruire des remises en histoire des dramatiques du travail, autant nous ne croyons pas que notre approche du travail, « souvent [...] dominée par le concept et l’existence d’une classe ouvrière », ait pour autant plombé l’approche philosophique du travail que nous souhaitions entreprendre. Nous avions admis ce risque : nous le disions p. 29 d’une introduction de laquelle nous ne pensons rien avoir à retirer : la classe ouvrière, après tout, n’est-ce pas une « entité éphémère », deux cents ans d’âge, « sur une durée vouée à la fabrication, comptée en millions d’années ? ». Nous nous posions déjà la question de penser « travail sans classe ouvrière ? travail sans exploitation, exploitation sans classe ouvrière ? civilisation sans travail ? », et ce d’autant que nous étions témoins, dans ces années quatre-vingt, des débuts d’un effacement relatif du travail ouvrier, des transformations des manières de travailler et de produire que nous évoquions plus haut.

Mais ne rien avoir à retirer ne signifie pas l’absence de rééquilibrages, l’émergence d’apports nouveaux, en ces vingt cinq ans de poursuite d’un travail coopératif avec le monde du travail, d’élargissement des collaborations et interpellations scientifiques nationales et internationales. La continuité étonnante d’une démarche intellectuelle collective, initiée au début des années quatre-vingt comme brièvement évoquée p. 30 de l’ouvrage, et sanctionnée ensuite par de multiples créations universitaires au fur et à mesure des années[8], ne rendait pas forcément facile le repérage des ré-usinages conceptuels qui ont progressivement enrichi, précisé les élaborations initiales.

Pourtant, deux questions nous ont été posées de manière récurrente. Même si ce n’est pas évident à première vue, elles sont liées : pourquoi, dans les écrits postérieurs à Expérience et connaissance du travail, la conceptualité marxiste occupe-t-elle une place nettement moins importante, et pourquoi le concept d’activité prend-il progressivement le devant de la scène, reléguant au second plan celui d’expérience ?

Les processus intellectuels couplés, on vient de le dire, aux expériences et initiatives institutionnelles ont été si continues que ces glissements presque inaperçus n’ont longtemps pas été thématisés. Mais ces questions mettent le doigt sur des maturations réelles.

Enrichir la conceptualité marxiste ou « aller plus loin » ?

En ce qui concerne le marxisme, on pourrait proposer une première réponse. Notre porte d’entrée sur le travail, encore assez largement marqué à l’époque par le travail ouvrier et usinier[9], conservait une continuité relativement forte avec les configurations historiques au cœur desquelles Marx avait construit les concepts fondamentaux du Capital. Certes, ce ne peut être une réponse suffisante, ce serait singulièrement dévaluer son œuvre que de la présenter à ce point dépendante des caractéristiques de son présent. On peut néanmoins s’interroger : si on opère cette remise en histoire des expériences du travail, avec leur « bigarrure »[10] actuelle, leur confondante diversification, les concepts majeurs du marxisme et leur mode de mise en ordre du réel, sans être disqualifiés, peuvent-ils porter la même lumière, les mêmes stimulations transformatrices qu’ils opéraient quand le vis-à-vis de la théorie était l’univers de la fabrique et l’exploitation sans – beaucoup de – phrases de la classe ouvrière ? Il y aurait beaucoup à retailler, à recoudre, à faire de multiples « sur mesure » ; on peut se demander, sans avoir de réponse définitive, quels seraient les résultats, les bénéfices de cette exigeante, voire épuisante reprise.

Alors même que les concepts majeurs du marxisme peineraient aujourd’hui à se réapproprier les bigarrures du présent, une perspective philosophico-anthropologique, déjà abondamment présente dans cet ouvrage, nous a paru progressivement pouvoir offrir une possibilité de traiter en cohérence à la fois une approche générique de l’humanité, comme un moment spécifique dans l’histoire de la vie, et une prise vivante, concrète, opérationnelle, sur la renaissante diversité des situations de vie et de travail à transformer. En cela, Bernard Bourgeois, dans sa Postface dont nous n’avons perçu la grande pertinence que beaucoup plus tard, nous posait la question : la dimension anthropologique que laboure cet ouvrage voulait-elle « (simplement ?) enrichir la structure équilibrée de l’unité contradictoire des forces et des rapports de production », ce qui était effectivement plutôt notre posture dans Expérience et connaissance du travail, ou bien, disait-il, « la tendance animant cet enrichissement nous semble mener nécessairement beaucoup plus loin » (ci-dessus, p. 864-865)[11]. C’est bien en effet ce qui s’est passé. Cet « aller plus loin » s’est peu à peu développé, sans plus s’alimenter directement de la conceptualité marxiste. À aucun moment il ne nous a paru s’y opposer, mais il nous a paru repositionner les bases mêmes de la matrice historique, le cœur même des contradictions par lesquelles il y a histoire.

Expérience/activité : une inversion de rapports :

C’est là qu’intervient ce rééquilibrage entre « activité » (présente mais moins thématisée dans l’ouvrage) et « expérience ». Sur ce point, nous avons à plusieurs reprises exprimé ce que nous devons à nos trois « médecins atypiques », omniprésents dans cet ouvrage, aujourd’hui tous les trois disparus [12] Laissant pour l’essentiel de côté l’exercice médical, ils ont chacun confronté leurs interrogations sur la santé et la maladie avec la rencontre, par tout humain, des normes plus ou moins contraignantes issues de son milieu de vie, les normes antécédentes à tout effort de vivre. Ces trois professeurs, le psychologue Ivar Oddone, le philosophe Georges Canguilhem, l’ergonome Alain Wisner, ont été, et ce n’est pas indifférent, variablement selon leur âge, marqués par la résistance au nazisme et au fascisme, période que l’on peut caractériser comme dérive totalitaire des normes antécédentes sociopolitiques. Et il a été pour nous particulièrement notable que tous trois aient été profondément interpellés par le gouvernement taylorien du travail – on l’a vu tout au long de l’ouvrage –, tentative la plus extrême dans l’histoire, de corseter l’activité industrieuse par et dans les normes antécédentes. La santé est-elle possible quand les normes antécédentes ne s’offrent plus à l’humain au travail que comme visée d’une hétéro détermination totale, et non aussi comme ressources pour l’agir ?[13]

Dans la mesure où il ne nous a jamais semblé que cet « aller plus loin » fût en contradiction avec les apports du marxisme, la question du rapport de ces trois « atypiques » à celui-ci n’est pas impertinente. Nous rappellerons simplement l’engagement philosophique d’Ivar Oddone, une forte implication dans une lecture gramscienne du marxisme. Alain Wisner a toujours travaillé avec les confédérations et militants syndicaux, mais sans engagement politique, à notre connaissance. Quant à Georges Canguilhem, le débat a été renouvelé par la publication du premier volume de ses Œuvres complètes. Jeune, il a eu manifestement une grande sympathie pour certains concepts du marxisme ainsi que pour son contenu émancipateur, particulièrement dès lors qu’il s’engage dans la bataille antifasciste et récuse son pacifisme initial (à partir de 1935). Dans quelle mesure ses réserves initiales se sont-elles accentuées après la guerre ? C’est un problème que les éditeurs du premier volume ont posé et qui sera sans doute objet de controverses à venir (voir « Jeunesse d’un philosophe », bib. I.48, notamment p. 91 et 92). Quoi qu’il en soit, chacun pourra mesurer que la tonalité de sa Présentation à cet ouvrage exclut toute antipathie de principe à la volonté d’utiliser en profondeur la conceptualité marxiste.

Le rapprochement, la mise en synthèse de ces trois atypiques, déjà bien avancés dans la conclusion d’Expérience et connaissance du travail (p. 845-846), est notre fait. Ils se connaissaient peu ou pas du tout, mais on ne peut qu’être frappé par la convergence de leur regard sur l’homme dans son essai de vivre, vivre au travail étant selon les cas le point d’application exclusif ou un exemple paradigmatique de leur anthropologie. Tous trois, chacun à sa manière, sont conduits à présupposer une puissance, une tentative originaire pour retravailler les normes et contraintes issues du milieu, à considérer comme pathogène et échec de la vie comme recherche de santé toute situation d’hétéro détermination exhaustive. Cette posture de débat avec les normes du milieu est d’abord à saisir dans l’infinitésimal, ce qui déplace le noyau de toute contradiction : que celle-ci s’agrège ensuite pour constituer des groupes, des classes, des rapports de force sociaux dans des cadres historiques spécifiés est un de ses avenirs possibles, elle peut en être renforcée, elle ne naît pas de ceux-ci. S’initiant dans l’infinitésimal, elle transcende dans ce que nous allions appeler le corps-soi les distinctions corps-esprit, conscient-inconscient, verbal-non verbal…

Certes les parcours d’usinage de leurs concepts ne sont pas identiques :

Ivar Oddone, on l’a vu, face aux strictes anticipations opératoires d’un gouvernement « scientifique » des tâches (la FIAT, à Turin), parle d’expérience ouvrière : expérience qui les retravaille, d’abord minuscule, pas facile à mettre en mots, il y faut la méthode de l’instruction au sosie, qui permet de déployer la « conscience de classe », à la base de laquelle elle est, et de crédibiliser la notion gramscienne d’ «  hégémonie de la classe ouvrière ».

Alain Wisner, militant ou soutenant à une certaine époque ses collaborateurs du CNAM en faveur d’une « sortie des laboratoires »[14], identifiant avec eux dans toute situation d’entreprise, y compris à gouvernance taylorienne, cet écart entre le travail réel et le travail prescrit, localise dans cet écart la vérité même du travail, phénomène énigmatique qu’ils appelleront ensemble, lui et ses collaborateurs à partir des années quatre-vingt, activité, initiant à partir de là une ergonomie qui se définira volontiers comme ergonomie de l’activité. Enfin Georges Canguilhem, lui, à partir d’une interrogation philosophique sur « qu’est-ce que vivre ? », y répond en assumant l’universalité de formes de débats de normes de chaque vivant avec son milieu, comme essai de proposer ses normes de vie, donc de santé au milieu considéré. En un texte remarquable où il rend compte d’un ouvrage et des constats de Georges Friedmann, il montre comment, à propos de la gouvernance taylorienne du travail, sa thèse générale spécifiée sur le « qu’est-ce que vivre au travail ? » peut prédire le fait, plusieurs décennies avant les études in situ des ergonomes, de ce qu’il est impossible, parce qu’invivable, que le taylorisme tienne en pratique ses promesses (voir Georges Canguilhem, « Milieux et normes de l’homme au travail », Cahiers internationaux de sociologie, vol. III, 1947).

Le poids de ces trois personnages a été considérable. Sans doute, la perspective proprement philosophique de Canguilhem, par sa potentialité de mise en cohérence des rapports de continuité et de spécificité entre le vivant en général, le vivant humain, le vivant humain industrieux, et le vivant humain industrieux payé pour son industrie (ce que nous appelons le travail stricto sensu ou travail rémunéré dans une société marchande et de droit) n’a cessé de nous pousser en avant dans l’élaboration de cette perspective philosophico-anthropologique dont la présence ne peut être attestée en ces termes dans le marxisme. La notion de norme, le jeu entre normes et valeurs, est une clef pour travailler ces continuités et spécificités entre ces cercles, dont la vie est le plus englobant et le travail stricto sensu pour l’instant le plus réduit, inclus dans tous les autres.

D’Expérience et connaissance du travail à nos textes les plus actuels s’est donc construite cette thèse philosophico-anthropologique selon laquelle nous sommes « des êtres d’activité », c’est-à-dire des corps-soi, lieu de débats de normes enchâssés, débats entre des normes antécédentes d’ampleur et de natures très diverses, plus ou moins cohérentes entre elles, et qui rencontrent un être pour qui il est impossible (héritage majeur de l’ergonomie de l’activité) et invivable (héritage de la philosophie canguilhémienne) d’être pur exécutant des dites normes antécédentes.

D’où le caractère inéluctable de renormalisations locales qui, en chaque point de l’espace et du temps, font à un niveau plus ou moins infinitésimal, histoire.[15]

S’explique ainsi la prédominance progressive du terme « activité », au sein d’une démarche qui se dénommera pour cette raison même, à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, ergologique[16] (ou investigations sur l’activité humaine).

Y a sans doute puissamment poussé notre rencontre avec les ergonomes du laboratoire d’Alain Wisner, et leur usage même peu élaboré mais tellement fécond et opératoire de la notion d’activité, dès lors que se densifiaient nos rencontres avec les situations de travail et nos dialogues d’instruction mutuelle avec les premiers protagonistes de ces situations[17].

A joué simultanément l’omniprésence du terme « activité », même non thématisé, dans l’œuvre de Canguilhem. Axe directeur articulant tout au long de son œuvre cette relation au milieu d’essence polémique, et donc matrice de « renormalisations » [18], donc d’histoire, propre à tout vivant, avec le défi que présente pour tout « art » savant confronté à la nécessité d’agir sur le vivant humain, cette rencontre de « matières étrangères » que repropose au patrimoine de toute discipline ce faire histoire de l’activité. On sait que c’est principalement autour de l’art médical et de sa contrainte clinique que Canguilhem a développé le défi porté aux sciences médicales par l’activité humaine[19].

À l’époque de la rédaction de notre thèse, rappeler la réflexion philosophique et plus généralement intellectuelle aux exigences d’instruction par « l’expérience » valait comme une oriflamme : notre premier chapitre suggérait clairement et non sans polémique que sans prise en compte de l’expérience, et nommément de l’expérience du travail, la sphère intellectuelle était en grand péril de manipuler une « idée faible de la science ». Le problème était alors pour nous de justifier dans un milieu peu préparé à l’accepter, voire carrément hostile, la nécessité pour se mouvoir dans une « idée forte de la culture », de faire la place à « l’expérience » comme partenaire de la production de savoirs. « Expérience » nous paraissait pourvue d’assez de connotations positives pour qu’assumer l’inutilité de sa présence en première personne dans l’université puisse paraître assez choquant : n’apprend-on rien par l’expérience ? Les rencontres de la vie - et du travail -, avec ses durs apprentissages, ses inédits à gérer, la confrontation aux issues toujours incertaines avec ses semblables, tout cela est-il quantité négligeable, sauf précisément à ne plus considérer comme ses semblables ceux au sujet desquels on produit du savoir ?

Il fallait sans doute ensuite proposer un contenu plus rigoureux à ce concept d’expérience. C’est assez loin dans cet ouvrage que nous nous sommes décidé à cette tâche (p. 762 sq.). Il nous semble que les quatre caractéristiques principales que nous avons alors proposées pouvaient aller aussi loin qu’il était possible pour dépasser l’usage polémique sous lequel nous avions pu jusque-là abriter nos développements. Mais nous faisions précéder cette clarification d’une brève recension d’héritages. « Expérience » est un concept richement doté dans la tradition philosophique classique, mais il a fallu prendre quelque distance par rapport à lui pour signifier ce qui pour nous était en jeu dans l’exigence de sa prise en compte. Exercice utile pour préciser la pensée[20], mais qui fait aussi apparaître que ce concept avait cessé de mobiliser à son profit une construction rigoureuse dans la philosophie contemporaine. Son usage de plus en plus flou, tant dans la spéculation intellectuelle que dans le champ des relations professionnelles, en était venu à contraster peu à peu avec les dynamiques conceptuelles extrêmement stimulantes évoquées ci-dessus autour du concept d’activité[21]. Était-ce à dire que ce concept d’expérience n’aurait plus de pertinence intellectuelle ? Nous nous sommes récemment expliqués sur ce point : à partir du concept d’activité, le concept d’expérience reprend sa nécessité comme sédimentation temporelle et mémoire d’un patrimoine de débats de normes et de renormalisations[22].

Retour à Marx

Tel est donc brièvement cet « aller plus loin » qu’évoquait Bernard Bourgeois dans sa Postface. Nous pensons avoir expliqué en quoi le rééquilibrage entre expérience et activité, postérieur à Expérience et connaissance du travail, est aussi ce qui peut rendre compte d’un travail d’élaboration qui ne s’alimente plus de la même manière aux textes du marxisme. Pour autant et pour revenir à Marx, nous ferions volontiers trois remarques :

Sans doute, la perspective philosophico-anthropologique nouée à un travail de longue durée sur le concept d’activité redispose, déplace le noyau même de toute contradiction sociale. Mais elle s’inscrit dans une approche dialectique de l’histoire où, sans identification des creusets au sein desquels se jouent les contradictions, l’histoire est dessinée comme un jeu de grandes tendances où la vie humaine cesse d’être ce qui fait histoire (nous renvoyons encore au Paradigme ergologique..., bib. I.33, p. 700). En dépit de ce déplacement, quelque chose de la philosophie de l’histoire marxienne reste au cœur de cet « aller plus loin ».

Cette mise en ordre philosophico-anthropologique, qui s’alimente de développements postérieurs à Marx (voir l’enseignement des « trois médecins atypiques »), ne pouvait être présente dans le marxisme. Mais elle requiert une mise en histoire qu’elle ne peut seule fournir. Tout débat de normes est immergé dans l’histoire, comme l’est la signification locale pour tout vivant de l’impossible/invivable. Comment alors produire les concepts pertinents aidant à spécifier le contenu historique de ces débats de normes ? [23] Difficile alors de neutraliser les concepts marxistes de mode de production, de formations sociales.

On a évoqué plus haut ce qui nous semble être la contradiction majeure de ce qu’on a appelé les « sociétés marchandes et de droit » : la contradiction entre Argent et Activité. Si tout advient dans ces - nos - sociétés, et particulièrement la production des valeurs marchandes, à travers les débats entre normes antécédentes et tendances aux renormalisations, aucune balance ne permet de soupeser le coût et la valeur de ces arbitrages. Les valeurs quantitatives marchandes font certes poids sur les plateaux, mais et ce qui est mis localement sur les plateaux par chacun, individuellement et collectivement, et l’acte même d’arbitrage échappent à tout étalonnage[24]. Au cœur même de l’espace marchand opère pour peser sur les choix une dimension de valeurs, des grandeurs non quantifiables, non mesurables en unités additives (que nous avons appelées « valeurs sans dimension »).

Marx, on le sait, distingue deux formes de circulation, l’une marchande simple M-A-M (M pour marchandise et A pour argent), dont la finalité est la valeur d’usage, la seconde A-M-A’ (A’ > A), pour laquelle « c’est la valeur d’échange elle-même qui est son moteur et sa fin déterminante ». L’inclusion de la circulation de la marchandise dans le second processus, dont la finalité est un excédent monétaire dépassant la valeur monétaire primitive, dessine une forme sociale où les dramatiques, par nature non monétaires, de l’activité ont toutes raisons d’être objet de déni ou d’invisibilité. « La monnaie qui décrit dans son mouvement cette dernière circulation se transforme en capital, devient capital, est déjà par sa destination capital. »[25] À cet égard, il nous paraît difficile de neutraliser cette approche de nos sociétés, et d’autant plus avec la déconnexion croissante évoquée plus haut entre stratégies financières et conditions humaines de la production de valeurs, si nous voulons comprendre ce qui peut faire tensions, crise, contradictions dans nos sociétés marchandes et de droit. Le maintien de cette dernière expression n’aurait pas l’imprimatur de Marx.

À coup sûr, l’essai de subordonner les valeurs d’usage, et plus profondément les « valeurs sans dimensions », aux évaluations monétaires, et de fonder sur elles des décisions stratégiques trouve appui et cohérence conceptuelle dans l’œuvre marxienne. Mais, parce qu’elles sont aussi de droit, avec toutes les réserves sceptiques qu’on peut faire, parce qu’entre le pôle du politique et celui des dramatiques industrieuses peuvent – avec bien des limites – circuler des valeurs sans dimension, le pôle marchand ne pourra jamais éliminer cette contradiction majeure mentionnée plus haut. Dans ces conditions, la question des formes de déplacement de curseur entre valeurs marchandes et sans dimensions, d’inversion des rapports de subordination entre elles là où ils existent peut et doit être posée, sans que nul ne puisse prétendre disposer d’un protocole de réponse assuré. Mais parce que Marx n’aurait pas placé ou formulé la contradiction dans les termes où nous le faisons, il n’aurait sans doute pas non plus compris de telles questions. Pour autant, la question est toujours restée ouverte pour nous : nous avons plusieurs fois affirmé que ce rééquilibrage philosophico-anthropologique n’avait rien en soi qui soit contradictoire avec l’œuvre marxienne. Bien des débats peuvent encore se poursuivre à partir des textes où cette dimension est présente, pour s’interroger sur ses horizons virtuels. Nous avons toujours pensé compatible avec les concepts du Capital la présence d’un humanisme : non pas substantiel, qui déchainait à l’époque l’ire althussérienne (cf. le chapitre 9 de l’ouvrage) sans que rien dans cette critique ne vînt remplir ce vide d’un appel de l’universalité en nous, mais énigmatique, comme nous l’avons nommé, c’est-à-dire toujours à explorer, toujours à remettre en histoire. D’autres, à juste titre, ont lu Marx dans cette direction et ont cherché à mesurer comment de grands philosophes comme Lukács, Gramsci, Lefebvre… ont cherché à parcourir ces espaces partiellement vierges.[26]

Des lignes de force maintenues et renforcées

Pour le reste et pour conclure : au-delà des rééquilibrages et ajouts que l’on vient brièvement de présenter, il y a de notre point de vue des lignes de force dans Expérience et connaissance du travail que rien ne viendra entamer, et qui au contraire se justifieront et se renforceront dans les expériences ultérieures. Nous devons cette robustesse de convictions aux conditions dans lesquelles nous avons pu rédiger cet ouvrage, et en tester ensuite son degré de pertinence : nous avons été soutenus par les rencontres que nous avons pu faire, sollicitées ou dues aux hasards de la vie, nous avons eu le privilège d’être interpellé, encouragé par des milieux humains chaleureux, des interlocuteurs partageant avec nous le même souci d’un monde commun à construire.

Cet ouvrage commence par l’expression d’un malaise, quelque chose qui fonctionne mal entre la sphère intellectuelle, l’Université et les univers du travail. Comment reconnaître et travailler ensemble les formes spécifiques de culture et d’inculture propres aux professionnels du concept et aux protagonistes des situations de travail ? Comment agir dans un univers social où une « idée forte de la culture », intégrant les myriades de créativité invisibles du monde du travail féconderait une « idée forte de la science » ?

Ces convictions qui traversent l’ensemble de l’ouvrage ont, croyons-nous, développé ensuite leurs implications sur trois champs simultanément : celui de la philosophie, de la politique et de la gouvernance de l’activité humaine, de l’interrogation sur les modes de fabrication des savoirs.

Sur un plan philosophique : que l’activité humaine soit un fabricateur continu de renormalisations, que nous soyons tous semblables en tant que traversés par des débats de normes, que nous ne puissions les trancher sans référence à un « monde des valeurs » (sans dimensions), expression obscure, énigmatique[27], mais à la présence incontestable en nous ; que ce monde des valeurs soit retravaillé par chacun individuellement et collectivement, en fonction des caractéristiques locales des débats de normes : cela renouvelle à nos yeux l’approche de l’universalité humaine, cela conduit à conserver/retravailler la notion kantienne de « respect », comme reconnaissance en chacun de nous d’une destinée inéluctable de choix. Toute activité humaine est toujours destin à vivre, nul n’est exonéré d’arbitrer en lui des débats de normes – multiples et enchâssés – qui renvoient à des valeurs plus ou moins compatibles, plus ou moins contradictoires. Aucun milieu ne peut prédéterminer les modalités de notre agir.[28]

En ce sens, nous comprenons cette remarque de Bernard Bourgeois - mais, là encore, il nous a fallu du temps - que notre position pouvait « faire écho à la démarche naguère tentée par Sartre » (postface de cet ouvrage, p. 865).

Sur le plan du politique et de la gouvernance de l’activité humaine : dès lors que nous approchons le « travail comme expérience », c’est-à-dire comme séquences indéfinies de débats et de renormalisations, toute gouvernance de l’activité (industrieuse) humaine est astreinte à une posture clinique, à un réapprentissage continu du traitement par les groupes humains des tâches à accomplir. Cette exigence de respect du singulier, des formes peu apparentes du génie industrieux, omniprésente dans l’ouvrage, appuyée, étayée par d’innombrables discussions de cas, d’investigations in situ, s’est prolongée par des expérimentations innovantes dans la construction de cursus de formation, de formes d’intervention dans les situations de travail, de projets coopératifs de transformation des univers de travail.

Comment gouverner, « manager », encadrer le travail, et, en général, comment concevoir la « gouvernementalité » humaine, si toute activité est au pôle d’un triangle dont le second pôle serait celui des savoirs que toute activité singulière mobilise et retravaille, et le troisième, celui d’un ancrage spécifique dans ce « monde des valeurs » par lequel les débats de normes de l’activité peuvent seulement être tranchés ? Peut-on imaginer d’utiliser l’activité (industrieuse) sans le souci, que les situations rendent plus ou moins accessibles, de déplier au moins partiellement l’espace de ces triangles « Activité-Savoirs-Valeurs » [29]?

Mais ces formes d’intervention, qui peuvent être des batailles à mener, ne sauraient, sauf à échouer, être désolidarisées d’enjeux qu’on peut dire épistémologiques, dans la mesure où ils portent sur les modes de fabrication des savoirs. Ces formes spécifiques de culture, « investies » dans les univers de travail, Georges Canguilhem les caractérisait dans sa Présentation (p. 20) comme des « concepts latents et torpides », susceptibles « d’élucidation critique ». Dans la continuité des diverses rencontres du travail est apparue de plus en plus manifeste la nécessité de la réflexion sur le champ de la légitimité de l’usage des concepts. Notre univers social, politique, intellectuel est menacé, miné même dirions-nous, par des usurpations rampantes ou cyniquement assumées. Les sciences de la nature, les mathématiques visent des objets qui n’ont pas de débats de normes. Catégoriser, juger, évaluer, trancher en valeur dans le champ des activités humaines, selon des protocoles, des procédures, mimant les normes de ces sciences, cela s’appelle de l’usurpation.

Cette poursuite de la « restitution du sens propre du travail » (ibid.) a conduit à situer sur cette question des régimes de production de savoirs un nœud essentiel entre l’épistémologique et l’axiologique. Ou on fait le choix du « respect » de son semblable au sens où on le sait comme nous habité par le triangle « Valeurs- Savoirs- Activité »[30], et on se met en quête de dispositifs propres à déplier partiellement ces triangles[31] ; ou on privilégie « la forme exclusive du calcul », en récusant comme non « scientifique », non « rationnelle » la forme de l’» enquête » (ibid., p. 22), qui supposerait l’astreinte aux apprentissages cliniques.

Jusqu’où, dans l’ambition de connaître, est-il légitime par rapport aux objets visés d’opérer dans la plus grande désadhérence, c’est-à-dire de tenter, dans un effort toujours asymptotique, de neutraliser les caractéristiques singulières de l’objet, de décontaminer l’argumentation, le protocole expérimental, de ses adhérences locales, conjoncturelles (on reconnaîtra l’ascèse propre aux sciences visant des objets sans débats de normes, ce que nous appelons la discipline épistémique) ? Et quand est-il au contraire usurpateur de se proposer de le faire ? Nouer l’épistémologique et l’axiologique, c’est exiger que, concernant l’ambition de connaître, soit toujours présent ce préalable : toute posture intellectuelle de désadhérence doit fournir impérativement ses titres et limites de légitimité. Sinon, la machine à manipuler nos semblables est en marche.[32]

Pour conclure

En fin de compte, ce qu’a pour nous définitivement initié l’écriture d’Expérience et connaissance du travail, et qui n’a cessé d’animer nos interrogations, nos doutes, nos convictions, c’est que l’usage de notre faculté des concepts est toujours en danger d’anémier la vie de nos semblables. C’st ainsi que commence le premier chapitre du livre, et c’est aussi la dernière phrase. Dès lors que nous cessons d’apprendre de l’agir de nos semblables, nous cessons aussi de les considérer comme tels, nous sommes en danger d’aggraver le « malaise dans la civilisation ». Rien ne nous permet d’anticiper notre futur, toute attitude prophétique est aussi risque de mépris et d’annihilation de la vie en nous.[33] C’est en traitant les tâches du présent, sur un mode qui fasse droit aux réserves d’alternative portées par toute activité humaine, que nous pouvons œuvrer pour le futur.

On n’est pas seul pour penser

Le temps en l’occurrence ne faisant rien à l’affaire, il n’enlève rien à la gratitude que nous avons à l’égard de Lucien Sève – son rôle fut déterminant dans la mise en chantier de cet ouvrage –, ni à la générosité qu’il a manifestée pour en assurer la diffusion, ni à l’estime que n’ont cessé de nous inspirer sa personne, et ses écrits, si érudits, authentiques, clairs et convaincants. Qu’on nous permette d’évoquer le souvenir de son épouse, Françoise Sève, grande traductrice de Vygotski, et grande dame tout simplement.

Cet ouvrage fut en grande partie à l’origine d’un étonnant réseau de collaborations et d’échanges avec de très nombreux amis brésiliens, dont nous n’aurions jamais imaginé la possibilité quand parut ce livre. Leur générosité, leurs débats culturels ancrés dans leur histoire, leur ouverture aux innovations intellectuelles ont lesté la suite de nos usinages conceptuels et sociaux d’apports inestimables. Qu’ils soient ici remerciés.

Avec eux et nos amis du Portugal, d’Afrique (Afrique du Nord, subsaharienne, Comores), nous avons jeté les bases et construit un réseau international sur les questions du développement. Ils nous ont puissamment aidés à comprendre que le travail tel qu’il était pensé dans ce livre permettait de revisiter les questions si actuelles du développement, pourvu qu’on ne le limite pas à sa forme stricto sensu, comme défini plus haut dans cette postface.[34]

Tous nos collègues de ce qui est devenu l’Institut d’Ergologie de l’Université de Provence, les participants jeunes et moins jeunes du séminaire doctoral hébergé par celui-ci, ont été des partenaires constants, vigilants, créateurs dans toutes ces élaborations conceptuelles. La préoccupation essentielle de donner des contenus en termes d’intervention sociale transformatrice à cette conception de l’activité industrieuse humaine comme débats de normes a été prioritairement prise en charge par les membres de l’association ORT (Observatoire des Rencontres du Travail). C’est sous leur sollicitation et avec l’aide de Jacques Duraffourg, dont on se demande encore ici ce qu’aurait été sans lui « l’aventure ergologique », qu’a été rédigé le Manifeste pour un ergo engagement mentionné dans cette postface. Sur ces deux lignes de développement, nous associons notre ami Louis Durrive, constant innovateur dans le champ de l’insertion et de la formation professionnelle alsacienne, et désormais vieux complice de nos entreprises et spéculations aventureuses.

Novembre 2011



[1] Date de soutenance de notre thèse, dont cet ouvrage fut largement la reprise.

[2] Voir « L’homme, le marché, la cité », bibliographie (bib.)  Revue Autrement, coll"Mutations", n° 174 : « C'est quoi le travail ?, quelles valeurs transmettre à nos enfants ? » 1997 ; Le Paradigme ergologique ou Un métier de philosophe, Octarès édition, 2000, et Travail et Ergologie, entretiens sur l'activité humaine, Octarès édition, 2003. p. 688 à 705.

[3] « Travail et usage de soi », in Je, sur l’individualité, Editions Sociales 1987.

[4] On pourrait penser par exemple au secteur de l’économie sociale et solidaire. Voir aussi L’Activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine (II), suivi de Manifeste pour un ergo engagement, Octarès Editions, 2009, p. 95.

[5] Idem, p. 223.

[6] « Le calcul est d’abord étranger à l’objet [...]. On calcule des résultats, on enquête sur des jugements et des actes », Georges Canguilhem dans sa Présentation de cet ouvrage, Expérience et Connaissance du Travail Editions Sociales, 1988 et 2012, p. 22.

[7] Nous l’avons redit en des termes un peu renouvelés lors de notre présentation de l’espace tripolaire, voir ci-dessus, note 2.

[8] Voir « L’ergologie à l’université de Provence », in Industries en Provence, n° 17, Décembre 2009, article disponible, comme un certain nombre d’autres, sur le site de l’Institut d’ergologie (http://www.ergologie.com).

[9] Mais l’ouvrage atteste clairement qu’il n’a jamais été question de s’y réduire, notamment parce que la majorité de nos interlocuteurs du monde du travail étaient déjà issus du secteur dit « tertiaire », voir notamment chapitre 19.

[10] Référence à la poikilia platonicienne.

[11] En des termes un peu différents, Georges Canguilhem, dans sa Présentation, posait le même problème : les concepts fondateurs du marxisme (modes et rapports de production) y sont « validés sous condition de repenser la relation entre travail abstrait et concret par la prise en compte, dans le rapport de production, de normes propres à l’acte vivant de travail », p. 21.

[12] Georges Canguilhem en 1995, Alain Wisner en 2004, Ivar Oddone, tout récemment, en 2011.

[13] Voir, par exemple, « Connaître et étudier le travail », in Revue Ergologia n° 3, texte de 2009, et légèrement revu dans Le Philosophoire, n° 34, Automne 2010.

[14] Voir Catherine Teiger, Liliane Barbaroux, Maryvonne David, Jacques Duraffourg, Marie Thérèse Galisson, Antoine Laville et Louis Thareaut, « Quand les ergonomes sont sortis du laboratoire… à propos du travail des femmes dans l’industrie électronique (1963-1973) », Pistes, vol. 8, no 2, octobre 2006 (http://www.pistes.uqam.ca).

[15] Sur tous ces points, nous nous permettons de renvoyer à divers textes de la bibliographie : « Un bref aperçu de l’histoire culturelle du concept d’activité », in « Un bref aperçu de l’histoire culturelle du concept d’activité »,

@ctivités, vol. 4, no 2, 2007, http://www.activites.org/v4n2/v4n2.pdf ; « Une histoire philosophique du concept d’activité : quelques repères », Ergologia n° 6, Novembre 2011 ; L’Activité en dialogues…, op. cit., p. 38 sq., p. 221 ; « Quel sujet pour quelle expérience ? », « Quel sujet pour quelle expérience ? », Travail et apprentissage,N°6, décembre 2010, Éditions Raisons et passions, Dijon.

[16] À partir du verbe grec ergasesthai, recouvrant de la façon la moins déterminée

les diverses formes du faire.

[17] Au sein du dispositif primitivement appelé « Analyse pluridisciplinaire des situations de travail » (APST), dont il est fréquemment question dans cet ouvrage. À ce sujet, on ne dira jamais assez le rôle de médiateur que devait occuper le si regretté Jacques Duraffourg, entre le laboratoire d’Alain Wisner et ce dispositif APST, devenu ensuite département d’ergologie, et sa puissance d’entrainement enthousiaste qui a marqué tant les membres du collectif universitaire que des générations d’étudiants qui ont fréquenté ses cursus.

[18] Terme qui n’est pas dans l’œuvre de Georges Canguilhem, mais qui ne saurait lui être infidèle.

[19] Par exemple dans Le Normal et le Pathologique (1943), PUF, 1966, p. 153 : « La vie est cette activité polarisée de débat avec le milieu qui se sent ou non normale, selon qu’elle se sent ou non en position normative. Le médecin a pris le parti de la vie. »

[20] Nous l’avons refait plus tard lors d’un débat sur la validation des acquis de l’expérience : « L’expérience est-elle formatrice ? », in Education Permanente n° 158, 2004.

[21] Que le patrimoine philosophique n’a certainement pas ignoré, même si son âge d’or a commencé à décliner dans le courant du XIXe siècle (voir Philosophie et ergologie, Conférence à la Société française de Philosophie, 22/01/2000, Vrin 2001, et « Un bref aperçu de l’histoire culturelle du concept d’activité », article cité).

[22] Voir « Quel sujet pour quelle expérience ? », article cité, et Abdallah Nouroudine, « L’expérience, creuset de rencontres et de transformations », Éducation permanente, no 60, 2004, p. 21-33 ; voir aussi la distinction « expérience du travail » et « travail comme expérience » dans Le Paradigme ergologique, op. cit., p. 335-337.

[23] C’est pour tenter de répondre à cette question que nous avons proposé ce schéma d’espace tripolaire dans une forme de société que nous avons appelée « marchande et de droit » (voir plus haut, note 2), expression à laquelle Marx aurait sans doute substitué celle de « formation sociale capitaliste ».

[24] Voir Manifeste pour un ergo engagement, op. cit., p. 232 sq.

[25] Le Capital, livre I, traduction de la 4e édition, Éditions sociales, 1983 ; édition poche, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 166-169. Voir la thèse de Ludovic Hetzel, La Dialectique marxiste dans « Le Capital ». Commentaire suivi du livre I, université Paris-I, 2009, volume I, p. 284 sq.

[26] Sur l’ensemble de ces questions, la lecture de Penser avec Marx aujourd’hui, tome II: « L’Homme » ?, de Lucien Sève, La Dispute, 2008, nous paraît indispensable.

[27] Nous avons essayé de commencer à mieux éclairer cette question dans le second dialogue de L’Activité en dialogues..., op. cit.

[28] Voir « Raison pratique et débats de normes », Myriam Bienenstock et André Tosel (sous la direction de), La Raison pratique au XXe siècle, trajets et figures, L’Harmattan, 2004, p. 285-287.

[29] Voir Manifeste pour un ergo engagement, op. cit., p. 242 sq., et « De l’injonction au détour théorique à l’activité, puissance de convocation des savoirs »,  intervention aux journées « Intervention et savoirs, la pensée au travail », CNAM, Paris, 6 et 7 avril 2006, Éducation permanente, no 170, 2007.

[30] Ce qui n’a rien à voir avec de la démagogie ou de la cacophonie ; voir, dans Manifeste pour un ergo engagement, op. cit., « L’éloge des normes » et p. 235-237.

[31] . En ce sens, ce que nous avons collectivement nommé la posture générale « Dispositifs dynamiques à trois pôles » et, dans le champ de l’intervention, les groupes de rencontre du travail se situent exactement en ce point (voir Le Paradigme ergologique, op. cit., p 716 sq. ; Travail et ergologie, op. cit., p. 261 sq. ; L’Activité en dialogues..., op. cit., p. 246 sq. ; « Produire des savoirs entre adhérence et désadhérence », Pascal Béguin et Marianne Cerf (sous la direction de), Dynamique des savoirs, dynamique des changements, Octarès édition 2009).

[32] Il y a quelque chose d’inquiétant, voire de terrifiant dans l’emballement des politiques d’évaluation, de codification, de comptage transportées des gestions entrepreneuriales (où elles sont déjà discutables) aux gestions des carrières scientifiques. On voit mal comment la posture « Dispositifs dynamiques à trois pôles » pourrait y trouver un espace de respiration.

[33] Nous le disions alors (p. 21, p. 835) et nous ne voyons pas comment dire aujourd’hui autre chose lors même que de multiples possibles, dont certains sont franchement inquiétants, se disputent notre horizon.

[34] Voir les numéros 1, 2 et 4 de la revue Ergologia (département de Philosophie, Université de Provence).